Chapitre 17

 

D’AMOUR ET DE HAINE

 

 

Entreri leva les yeux lorsque la porte de sa cellule s’ouvrit sur maître Kane, qui portait un grand sac en toile.

— Tes biens, lança le moine. Il fit glisser la besace de son épaule et la déposa aux pieds du prisonnier.

Entreri regarda d’abord le sac, puis le moine, sans dire un mot.

— Tu es libre, expliqua Kane. L’ensemble de tes affaires se trouve dedans. Ton étrange coursier, ta dague, ta fine épée. Tout ce que tu avais sur toi lors de ta capture.

Sans se départir de son regard soupçonneux, Entreri se baissa et ouvrit le haut de la besace, dévoilant le pommeau orné de la Griffe de Charon. Dès qu’il saisit la poignée et sentit l’arme s’animer dans son esprit, il sut que ce n’était pas du bluff.

— Mon respect pour toi s’est accru lorsque j’ai saisi ton épée, déclara Kane. Peu d’hommes pourraient manier une telle lame sans être consumés par son pouvoir.

— Tu ne sembles pas avoir eu de difficultés à t’en emparer, riposta Entreri.

— Je suis bien au-delà de tout cela, répondit son interlocuteur. (Entreri sortit le piwafwi du sac et le passa d’un geste fluide autour de ses épaules.) Ta cape est de fabrication drow, n’est-ce pas ? demanda Kane. As-tu passé du temps avec le drow, dans ses territoires ?

— Je suis bien au-delà de ces questions, répliqua l’assassin, en parodiant le ton du moine.

Kane hocha la tête.

— Sauf si tu envisages de me contraindre à répliquer, ajouta Entreri, par cette maladie que tu as introduite dans mon être.

Kane recula, les mains nonchalamment repliées devant lui sur le ventre. Entreri l’observa quelques instants, à la recherche d’un signe, quel qu’il soit. Puis, avec un ricanement dédaigneux, il dirigea de nouveau son attention sur le sac et commença à rassembler ses affaires, tout en procédant à un inventaire mental.

— Vas-tu m’en dire plus sur ce soudain revirement ? demanda-t-il lorsqu’il fut équipé. Ou aurai-je à subir les explications du roi Gareth ?

— Ton crime n’est pas prouvé, répondit le moine, dans la mesure où une autre explication existe quant aux intentions.

— À savoir ?

— Accompagne-moi, dit Kane. Tu as une longue route à faire en peu de temps. Tu es libéré du donjon, mais tu devras quitter la Damarie et la Vaasie.

— Qui souhaiterait y demeurer ?

Kane négligea la remarque désinvolte et s’engagea dans le couloir, Entreri à sa suite.

— Dans dix jours, Artémis Entreri ne pourra pénétrer dans les Terres héliotropes sous peine de mort. Dans l’immédiat, tu es toléré par le roi Gareth et la reine Christine, mais leur patience a des limites, à savoir une durée de dix jours.

— Mon cheval est rapide et ne se fatigue pas, fit Entreri. Dix jours, ce sont neuf de trop.

— Parfait. Dans ce cas, nous sommes d’accord.

Ils marchèrent en silence pendant un petit moment, devant les regards curieux de nombreuses sentinelles en alerte. Entreri les toisa en silence mais d’un air ouvertement menaçant, les doigts serrés sur ses armes, ce qui n’échappa pas aux gardes. Même la présence de maître Kane ne suffisait pas à les affranchir du sentiment de danger qu’ils ressentaient en présence d’Artémis Entreri, face à son regard qui, pour beaucoup, avait été synonyme de mort.

Artémis Entreri ne se sentait pas d’humeur généreuse. Il ressentait les vibrations intrusives du moine dans son corps, comme d’étranges vagues incessantes qui parcouraient les contours irréguliers de son organisme, roulant et se brisant, pour mieux se rassembler. L’explication fournie par Emelyn d’une corde d’énergie elfique tendue avait fait forte impression à l’assassin. Au-delà de cette description, il ressentait que cette ingérence, sous de nombreux aspects, était aussi terrible que les propriétés vampiriques de la dague qu’il prisait au plus haut point.

Machinalement, la main d’Entreri glissa sur la poignée ornée de son arme fétiche et il réfléchit aux options qui se présentaient à lui.

— Stop, dit Entreri alors qu’il s’approchait avec le moine de la salle d’audience du roi.

Kane obtempéra et se retourna pour regarder l’homme. Les gardes, des deux côtés de la porte, se penchèrent, les mains serrées autour de leur hallebarde à la pointe d’adamantium.

— Comment veux-tu que j’aie confiance ? demanda Entreri. En toi ?

— Quel autre choix as-tu ?

— Tu me conduis dehors, le jugement est rendu ; la sentence est le bannissement et non la mort, et pourtant d’un simple souffle tu peux m’ôter la vie.

— Les effets de la paume vibratoire vont se dissiper avec le temps, le rassura Kane. Ils ne sont pas permanents.

— Mais pendant qu’ils perdurent, tu peux me tuer, facilement ?

— En effet.

À la réponse du moine, Entreri se mit en mouvement, dégaina sa dague, et s’approcha de son interlocuteur. Kane ne fut pas pris au dépourvu, d’ailleurs Entreri n’y comptait pas. Le moine bloqua complètement son action.

Mais Entreri ne songeait pas à le tuer, ni à lui planter sa dague dans le cœur. Il eut ce qu’il cherchait et réussit à lui transpercer la paume de sa dague vampirique. Il maintint l’arme dans la chair déchirée du moine.

Il dévisagea Kane et lui sourit, pour entretenir sa curiosité.

— Suis-je censé faciliter ton suicide ? demanda le moine.

En réponse, Entreri invoqua les propriétés vampiriques de sa dague ornée. Kane écarquilla les yeux ; il n’était manifestement pas au-delà de ces manifestations.

Derrière Kane, un garde abaissa sa hallebarde, mais resta en retrait : si le grand-maître Kane ne parvenait pas à contenir l’assassin, comment lui pourrait-il bien y réussir ? L’autre se tourna vers la porte et l’ouvrit, appelant le roi Gareth.

— Un dilemme intéressant, tu ne trouves pas ? demanda Entreri au moine. Tu tiens ma vie par ton esprit ; tu peux me paralyser, comme je m’en suis aperçu, d’un simple mot. Mais il me suffit de souhaiter que la dague s’abreuve et elle me nourrira de ta propre énergie vitale. Quel est l’état des forces, maître Kane ? La paume vibratoire sera-t-elle assez rapide pour me tuer avant que ma lame puise suffisamment de ton énergie pour me sauver ? Succomberons-nous tous deux ? Es-tu disposé à courir le risque ?

Kane l’observa et le gratifia de son sourire déconcertant.

— Que signifie tout cela ? s’enquit le roi Gareth en arrivant à la porte.

Près de lui, frère Dugald bafouilla quelques mots inaudibles tandis que la reine Christine s’écriait : « Traîtrise ! »

— Pas plus que celle dont on a fait preuve à mon égard, répondit Entreri, sans quitter des yeux ceux de Kane.

— Nous aurions dû nous y attendre de la part d’un chien comme toi, lança Christine.

Si seulement ta gorge avait été à ma portée, songea Entreri, toutefois il fut bien avisé de garder pour lui cette pensée. Il tenait Gareth pour un homme raisonnable, mais vraisemblablement pas dès que son épouse était impliquée.

— On t’a rendu tes biens et la liberté, dit Gareth. Kane ne te l’a pas appris ?

— Si, il m’en a informé, répondit Entreri. Il entendit le bruit de pas le long du couloir, mais n’y accorda aucune attention.

— Alors pourquoi agis-tu de la sorte ? demanda Gareth.

— Je ne partirai pas d’ici sous l’emprise immorale de maître Kane, expliqua Entreri. Il doit libérer mon organisme de son emprise ou l’un de nous, peut-être nous deux, mourra ici même.

— Imbécile ! s’exclama Christine, mais Gareth lui intima l’ordre de se taire.

— Manifestement, ta vie a peu de valeur pour toi, commença le roi, mais Kane leva la main pour intervenir.

Le moine n’avait cessé de poser un regard dur sur Entreri.

— La fierté est le plus mortel de tous les péchés, déclara-t-il.

— Dans ce cas, renonce à la tienne, rétorqua Entreri.

Kane sourit en signe d’assentiment, avant d’acquiescer lentement puis de fermer les yeux.

Entreri roula ses doigts autour de la poignée de la dague, prêt à invoquer pleinement ses pouvoirs si cela s’avérait nécessaire. Il ne croyait pas réellement avoir une chance, pourtant, même si Kane et lui avaient été seuls dans le palais. L’emprise insidieuse du moine était trop forte et l’affaiblissait trop rapidement. Si Kane recourait à la paume vibratoire, Entreri pensait qu’il serait dans l’incapacité d’agir, voire qu’il serait tué, avant que la dague ait le temps suffisant pour entrer en action.

Mais seule de la sérénité se lisait sur le visage de maître Kane lorsqu’il rouvrit les paupières et, presque immédiatement, Entreri sentit s’évanouir les vagues intérieures.

— Tu n’es plus sous emprise, l’informa Kane, et, en un éclair, la main du moine se libéra simplement de la pointe de la dague. Trop rapidement pour qu’Entreri en invoque les pouvoirs vampiriques s’il l’avait souhaité.

— Tu admets ces exigences ? fulmina la reine Christine.

— Simplement parce qu’elles sont légitimes, répondit Kane. Artémis Entreri a été informé des conditions de sa libération. Si nous n’avons pas confiance dans le fait qu’il accepte la sentence, peut-être ne devrions-nous pas le laisser partir.

— En effet, souligna Christine.

— Sa libération est juste, intervint Gareth. Et nous ne pouvons pas diminuer l’importance de la logique dans notre jugement. Quant à cette attaque…

— Elle était compréhensible et, en définitive, sans conséquences pour nous, lui assura Kane.

Entreri écarta sa dague. Gareth se retourna et, fermant la marche, reconduisit Christine et Dugald dans la salle d’audience.

— Ai-je manqué quelque chose d’intéressant ? demanda une voix à l’intérieur, qu’Artémis Entreri ne connaissait que trop bien.

— Le négociateur, je suppose, dit-il à Kane.

— Ton ami drow sait se montrer très persuasif et est toujours prêt.

— Si seulement tu savais à quel point.

 

* * *

 

Un peu plus tard, alors qu’il arpentait le pavé avec Jarlaxle, Entreri n’avait pas l’impression d’être libre. Effectivement, il avait été libéré du donjon de Gareth, mais le drow à ses côtés lui rappelait qu’il existait des donjons de toutes sortes, qui tous n’étaient pas faits de pierre, de bois et de barres d’acier. Pensif, il porta la main à la flûte qu’il avait placée à l’arrière de sa ceinture, et se dit qu’il ne savait pas encore si l’instrument était en soi une prison ou une clé.

Entreri et Jarlaxle projetaient devant eux des ombres allongées, car le soleil se couchait rapidement derrière les montagnes qui bordaient le petit lac. Déjà, le vent froid de la nuit avait commencé à souffler.

— Alors comme ça, z’allez marcher, siffler, parler, penser tout le long du chemin ? demanda une voix derrière eux.

Jarlaxle se retourna, mais Entreri se contenta de fermer les yeux.

— Pendant que moi, je reste assis, à me plaindre, à cracher et à agiter mes orteils dans le sable ? poursuivit Athrogate. Au choix, j’aimerais mieux boire et empester (il s’interrompit, leva une jambe et lâcha un pet monstrueux), avec une fille dans chaque bras ! Bwahaha ! Attends, toi, le noiraud chauve, et laisse mes petites jambes te rattraper. T’inquiète, je vais pas te sauter au cou, mais j’suis heureux, ma foi, que tu aies négocié pour me faire sortir de cet endroit !

— Tu n’as pas fait cela, murmura Entreri.

— Un allié de choix, répondit Jarlaxle. Au bras vigoureux et à l’esprit indomptable.

— Et incommensurablement ennuyeux.

— Ces derniers problèmes avec la citadelle l’ont perturbé. Je lui devais au moins cela.

— Et voilà, alors que j’espérais que tu avais négocié ma liberté en m’échangeant contre lui, reprit Entreri, alors que le nain se trouvait assez près pour entendre.

— Bwahaha ! s’esclaffa ce dernier.

Entreri se dit qu’il était impossible d’offenser cette créature misérable.

— Ah, tout ce que tu me dis me blesse, Artémis, dit Jarlaxle. (D’un geste théâtral, il se cacha les yeux de son bras.) Jamais je ne pourrais abandonner un allié.

Un petit sourire dubitatif se dessina sur le visage d’Entreri.

— En effet, lorsque j’ai appris que Calihye avait été enlevée dans sa chambre à la Porte de Vaasie par Knellict et la citadelle…, commença Jarlaxle, avant de s’interrompre pour laisser ses propos prendre tout leur poids et guetter l’angoisse dans les yeux d’Entreri.

» Me rendre jusqu’au repaire de Knellict n’a pas été une mince affaire, poursuivit-il.

— Où est-elle ? demanda l’assassin.

— En sécurité et hébergée dans une taverne tout près, bien sûr, répondit Jarlaxle. Jamais je ne pourrais abandonner un allié.

— Knellict l’a enlevée ?

— Ouais, ouais, répondit Athrogate. Et ton ami le noiraud au crâne chauve a pris la tête du mage pour la déposer sur l’estrade de Gareth. Sur ma vie, il l’a fait ! Bwahaha ! Ça m’aurait plu de voir le nez tout fripé de dame Christine !

Avec dureté, Entreri dévisagea Jarlaxle qui s’inclina profondément.

— Ta dame attend, fit-il. Nous trois devons avoir quitté les Terres héliotropes dans les dix jours, sous peine de mort, mais j’imagine que nous pouvons prendre une journée. Peut-être pourras-tu convaincre dame Calihye que sa route est liée à la nôtre.

Entreri avait les yeux rivés sur lui. Il n’avait pas de réponses à ses questions. Lorsqu’il avait contraint Jarlaxle à passer par le portail magique de Kimmuriel dans les entrailles du château, il avait cru que jamais il ne reverrait le drow, et tous les événements qui suivirent, sa libération, le nain, les nouvelles concernant Calihye, le submergeaient comme les vagues de l’océan. En se retirant, elles l’entraînaient inexorablement avec lui.

— Va la rejoindre, dit Jarlaxle, d’une voix douce mais néanmoins sérieuse. Elle sera heureuse de te revoir.

— Et pendant que tu prendras du bon temps, moi je crois que je vais m’en payer une tranche et m’en jeter un ! tonna Athrogate, avant de ponctuer ses propos d’un immense éclat de rire.

Les yeux d’Entreri lançaient des dagues à Jarlaxle. Mais le drow se contenta de se diriger vers la taverne.

 

* * *

 

Jarlaxle et Athrogate regardèrent Entreri s’engager dans l’escalier du Dernier Répit, la plus grande auberge du Village héliotrope, qui vantait la qualité de ses chambres, de son délicat vin elfique et jouissait d’une vue imprenable, de tous ses balcons, sur l’Arbre Blanc.

Bien évidemment, le nain et le drow étaient connus ici, les morgensterns d’Athrogate ayant fait forte impression sur les habitants à la Porte de Vaasie, au nord ; quant à Jarlaxle, c’était un drow !

Toutefois, ce jour-là, les regards qui leur étaient adressés étaient éminemment soupçonneux, ce que ne manquèrent pas de remarquer les deux compagnons.

— Il semblerait que la nouvelle du pardon de Gareth ne se soit pas propagée jusqu’ici, supposa Jarlaxle, tandis qu’il se glissait sur une chaise placée contre le mur le plus à l’écart de la pièce principale.

— Y a pas eu de pardon, répondit Athrogate. Même si, pour moi, un bannissement des Terres héliotropes n’est pas une mauvaise chose. Avec la citadelle qui va chercher à se venger de toi pour Knellict, et tout ça.

— Effectivement, dit le drow.

Il dissimula son sourire dans un geste adressé à la serveuse.

Ils venaient à peine de commander leur première tournée, du vin pour le drow et de l’hydromel pour le nain, lorsque deux personnes connues de Jarlaxle firent irruption au Dernier Répit.

— Je t’ai pas vu si souvent surpris, fit remarquer Athrogate.

— Je t’assure que la chose n’est pas banale, répliqua Jarlaxle, sans détacher les yeux des nouveaux arrivants, deux sœurs qui, il était bien placé pour le savoir, n’étaient absolument pas ce qu’elles paraissaient.

— Elles t’ont tapé dans l’œil, on dirait ! s’exclama Athrogate en suivant son regard.

Il éclata d’un rire sonore qui s’intensifia lorsque les deux femmes s’approchèrent pour les rejoindre.

— Dame Ilnezhara et chère Tazmikella, les salua Jarlaxle. (Il se leva poliment.) J’avais pensé m’arrêter vous rendre visite à Héliogabale en quittant le royaume par le sud.

Seules trois chaises étaient disponibles autour de la petite table. Tazmikella s’assit sur le siège vide et, d’un geste, invita Jarlaxle à en faire autant. Ilnezhara se tourna vers Athrogate.

— Nous devons parler à Jarlaxle, dit-elle au nain.

— Bwahaha ! tonna celui-ci. Je reste là pour écouter ! C’est pas comme s’il pouvait vous faire sourire toutes les deux, si ?

Il venait à peine de terminer sa phrase qu’Ilnezhara le saisit par l’avant de sa tunique et, d’une seule main, le souleva puis le maintint en l’air.

Athrogate bafouilla et commença à s’agiter dans tous les sens.

— Ben ça alors, le drow ! s’écria-t-il. On peut dire qu’elle a une sacrée poigne. Bwahaha !

Ilnezhara lui jeta un regard méchant ; elle ne semblait pas le moins du monde perturbée par le fait que presque tous les clients de la taverne observaient cette femme mince et délicate qui soulevait à bout de bras un nain de près de cent kilos revêtu d’une armure massive.

— Je crois, ma belle, que t’as pris une potion ou que t’es sous l’emprise d’un sort, peut-être même que tas une ceinture comme la mienne, dit Athrogate. Mais je pense aussi que tu vas être suffisamment maligne pour savoir rester à ta place et me reposer.

Jarlaxle grimaça.

— Comme tu veux, répondit Ilnezhara.

Elle regarda autour d’elle, afin de trouver un endroit dégagé et, d’un geste du poignet, projeta le nain à travers la pièce principale. Il vint s’écraser contre une table vide qu’il entraîna, avec deux chaises, contre le mur qu’il vint frapper violemment.

Il bondit sur ses pieds, mais ses yeux roulèrent dans tous les sens et il s’effondra d’un bloc.

Ilnezhara s’assit sans lui lancer un regard de plus.

— Je t’en prie, ne le brise pas, demanda Jarlaxle. Il m’a coûté cher.

— Tu quittes notre service, répliqua Tazmikella.

— Je n’ai pas le choix, répondit le drow. Votre roi Gareth s’est montré extrêmement clair : son hospitalité à mon égard a atteint ses limites.

— Et bien sûr, tu n’es en rien fautif dans cette affaire.

— Tes sarcasmes sont justifiés, concéda Jarlaxle.

— Tu as en ta possession quelque chose que nous voulons, dit Ilnezhara.

Jarlaxle prit une expression blessée.

— Madame, je te l’ai donné à de nombreuses reprises.

Il fut satisfait de voir un sourire éclairer le visage d’Ilnezhara, car il savait qu’il s’aventurait sur un terrain périlleux, qui plus est en compagnie de créatures dangereuses.

— Nous savons ce que tu détiens, intervint Tazmikella avant que le sujet de la conversation dévie. Deux articles : l’un vient de la tour d’Herminicle, l’autre du château.

— Le plus précieux est le second, ajouta Ilnezhara.

— Urshula en conviendrait, admit Jarlaxle. Le Roi-Sorcier qui à une époque régnait ici était en effet très intelligent.

— Tu reconnais alors les avoir en ta possession ?

— Des pierres de crâne, dit Jarlaxle. L'une, humaine, de la tour ; l’autre, de dragon, en provenance de la forteresse. Mais vous le saviez déjà lorsque vous m’avez envoyé en Vaasie.

— Et tu les détiens ? demanda Ilnezhara.

— Les deux, oui.

— Alors, donne-les-nous.

— Il n’est pas question de négocier quoi que ce soit, l’avertit Tazmikella.

— Je ne les ai pas.

Les sœurs dragonnes échangèrent des regards préoccupés, avant de scruter Jarlaxle d’un air dubitatif.

De l’autre côté de la pièce, Athrogate se mit à quatre pattes et secoua sa tête chevelue. Encore chancelant, il se remit sur ses pieds et recula d’un pas vers la table.

— Pour échapper au roi Gareth, j’ai dû faire appel à de vieux amis, expliqua Jarlaxle. (Il s’interrompit et observa Ilnezhara.) Tu es versée dans la magie, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Jette-moi un sort pour savoir si je dis la vérité, car j’aimerais vraiment que tu me croies.

— Le Jarlaxle que je connais ne renoncerait pas si facilement à des artefacts aussi puissants, répondit Ilnezhara.

Néanmoins, elle entama une incantation, comme il l’avait proposé.

— C’est uniquement parce que tu ne connais pas Bregan D’aerthe.

— D’aerthe ? N’est-ce pas ainsi que tu avais baptisé ton château ? s’enquit Tazmikella dès que sa sœur lui eut indiqué que son sort était terminé.

— En effet, et ce nom est celui d’un groupe… d’entrepreneurs indépendants de la patrie d’où je viens, Menzoberranzan. J’ai fait appel à eux, naturellement, pour échapper à l’armée du roi Gareth et pour faciliter la libération de dame Calihye détenue par la citadelle des Assassins.

— Nous avons entendu dire que tu avais livré à Gareth la tête de Knellict, dit Tazmikella.

Derrière Ilnezhara, Athrogate baissa la tête et se mit à charger. Il se projeta contre la main levée de la femme et s’arrêta net aussi sûrement que s’il avait heurté une montagne de pierre. Il rebondit un peu, étourdi, tandis qu’Ilnezhara lui fit face et souffla sur lui, l’envoyant rouler en arrière ; il atterrit, sur le ventre, au centre de la pièce. Il se hissa sur ses coudes et observa la femme de ses yeux incrédules, ignorant tout de la véritable nature de cette créature.

— Je crois que je ferais bien de me dégotter une ceinture comme la sienne, dit-il avant de s’évanouir.

— C’était une entreprise onéreuse, poursuivit Jarlaxle lorsque l’excitation fut retombée. Mais je ne pouvais pas laisser mourir dame Calihye et j’avais besoin de l’objet pour négocier la libération de mon ami… (Il s’interrompit puis regarda Athrogate.) De mes amis, corrigea-t-il, du donjon du roi Gareth.

— Tu as donné les crânes à des associés drows de l’Outreterre ? demanda Tazmikella.

— Je n’en avais plus l’utilité, se justifia Jarlaxle. Et l’Outreterre est un endroit approprié pour ces artefacts. Ici, à la lumière du soleil, ils ne causent que des dommages.

— Ils en entraîneront tout autant en Outreterre, répondit Ilnezhara.

— Tant mieux ! s’exclama Jarlaxle en levant son verre pour porter un toast.

Tazmikella regarda sa sœur, qui dévisagea Jarlaxle pendant quelques instants, avant d’acquiescer lentement.

— Nous allons devoir y réfléchir plus avant, dit Tazmikella au drow, en se retournant.

Mais celui-ci l’entendit à peine, car un autre appel avait soudain retenti dans son esprit.

— Je serais déçu, en effet, si vous ne le faisiez pas, reprit-il après avoir compris les mots de son interlocutrice. Mais je vous prie de m’excuser, je dois m’occuper de certaines affaires sur-le-champ.

Il se leva et pencha son chapeau.

— Nous ne t’avons pas demandé de nous quitter, dit Tazmikella.

— Chère madame, je te prie de m’autoriser à prendre congé.

— Nous sommes chargées par maître Kane de vous conduire en dehors de ces territoires, fit Ilnezhara. À l’aube.

— Dans ce cas, rendez-vous à l’aube, riposta Jarlaxle en s’avançant.

Le bras de Tazmikella lui barra le chemin et le drow jeta un regard plaintif à Ilnezhara.

— Ma sœur, laisse-le partir, demanda Ilnezhara.

Tazmikella toisa Jarlaxle avec une expression de colère, mais baissa néanmoins le bras pour lui permettre de passer.

— Occupe-toi de lui, demanda Jarlaxle à la serveuse, en désignant Athrogate. Assieds-le sur une chaise lorsqu’il reprendra conscience et noie ses souffrances dans tout l’alcool qu’il désirera. Il lui lança un petit sac de pièces et elle acquiesça.

 

* * *

 

— A-t-il dit la vérité ? demanda Tazmikella dès que sa sœur et elles se retrouvèrent seules.

— Peut-être par omission et je n’en suis pas si sûre en ce qui concerne Knellict.

— Choix sage que celui du roi Gareth de se débarrasser de lui, déclara Tazmikella. Il reste en contact avec les créatures de l’Outreterre ? (Elle eut un petit rire moqueur.) Quel imbécile, mais quoi qu’il en soit, il vaut mieux pour tout le monde que les pierres de crâne ne se trouvent plus sur les territoires. Peut-être de bonnes choses peuvent-elles résulter de mauvaises actions, car cet artefact n’est qu’une source d’ennuis.

— Il va me manquer, fut tout ce qu’Ilnezhara, manifestement l’esprit ailleurs, répondit.

D’un air triste, elle suivait des yeux le drow qui s’en allait.

 

* * *

 

Elle se balançait à la lueur de la bougie, et ses cheveux passaient d’une épaule à l’autre. La sueur perlait sur son corps nu ; elle arqua le dos et leva les yeux vers le plafond de la chambre de l’auberge, haletant et gémissant doucement.

Sous elle, Artémis Entreri s’imprégna de toutes ses forces de cette image magnifique, qui lui procurait un répit, éloignant sa frustration et sa colère. Il en voulait à Jarlaxle de l’utiliser, d’autant plus que c’est à lui qu’il devait sa libération : avoir une dette envers le drow était bien la dernière chose qu’il désirait. De nouveau, la route l’appelait et, manifestement, il la parcourrait en compagnie de Jarlaxle et de l’ennuyeux Athrogate.

Avec Calihye aussi, se souvint-il en laissant courir avec douceur sa main du menton de sa compagne jusqu’à son ventre. Elle serait son point d’ancrage, espérait-il, son point d’appui solide, qui lui permettrait peut-être de trouver un moyen de se débarrasser de Jarlaxle.

Mais le souhaitait-il vraiment ?

Toutes ses pensées s’emmêlaient dans sa tête. Il jeta un regard de côté, à l’endroit où il avait empilé ses vêtements et ses affaires, parmi lesquels la flûte d’Idalia. Il savait que l’instrument avait ouvert son cœur et l’avait contraint à exiger de sa vie bien plus que ce qu’on peut attendre d’une existence simple.

Cela le rebutait et lui plaisait à la fois.

Tout lui apparaissait semblable. Tout se mélangeait, dans un paradoxe troublant d’amour et de haine, de stoïcisme et de besoin désespéré, de recherche d’amitié et de désir de solitude. Rien ne semblait clair ni cohérent.

Il leva les yeux vers son amante et changea d’avis sur ces derniers points. Pour la première fois de son existence, il s’était totalement donné à une femme.

Calihye pencha la tête en avant et le regarda avec intensité et détermination. Elle se mordait un peu la lèvre inférieure, son souffle s’exhalait par petites bouffées. Elle rejeta ensuite sa tête en arrière et arqua le dos ; Entreri la sentit se tendre comme une corde.

Il ferma les yeux et se laissa submerger par l’instant, puis il sentit que Calihye se détendait. Il ouvrit les paupières, s’attendant à la voir s’affaisser sur lui.

Au lieu de cela, la femme le toisait, une dague à la main.

Une dague dirigée droit vers son cœur.

Il était sans défense, n’avait aucun moyen de prévenir le coup fatal. Il aurait pu lever le bras pour parer l’attaque, mais il n’en fit rien.

En cette fraction de seconde, avant que le poignard atteigne sa poitrine, Entreri comprit que tous ses espoirs s’étaient évanouis, que tout ce sur quoi reposait son équilibre n’était qu’un mensonge de plus. Il n’essaya pas d’esquiver le coup. Il ne tenta pas de plonger sur le côté.

La dague ne pouvait pas le blesser plus que la trahison qu’il venait de subir.

La route du patriarche
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